Par Matthieu Richelle, professeur d’Ancien Testament à la faculté de théologie Libre de Vaux-sur-Seine.
Parler de la fidélité de Dieu sans banalité
« Dieu est fidèle » : affirmation bien connue, présente tout au long de la Bible, au point que certains la trouveront banale ! C’est le risque encouru lorsque l’on énonce une généralité sur quelqu’un, en résumant avec un simple adjectif une foule de comportements, d’actes, de dispositions. Les choses deviennent plus captivantes si l’on s’intéresse à la personne elle-même, dans sa complexité, avec sa manière bien à elle d’être et d’agir. Or, pour connaître la personnalité de Dieu, rien de mieux que d’ouvrir la Bible, on ne l’apprendra pas aux GBUssiens !
Sauf que… dès les premières pages, bien des lecteurs seront tentés de sauter les effrayantes généalogies du début de la Genèse (par exemple en Gn 5 et 11), ou de les lire à toute allure. Hénoch, Mahalaléel, Mathusalem… quel rapport avec le caractère de Dieu ? Or, aussi surprenant que cela puisse paraître, ces passages fournissent un apport original à ce que la Bible nous dit de la fidélité du Seigneur. Pour le comprendre, il nous faut d’abord saisir le rôle central que jouent les généalogies dans la Genèse.
Les généalogies, de simples parenthèses techniques ?
Premier constat : alors que le lecteur a souvent l’impression que les généalogies ne sont que des parenthèses au sein du récit, c’est le contraire qui se produit ! Prenons l’exemple de Genèse 5. Les neuf premières étapes de cette généalogie (v. 3-31) suivent un schéma identique :
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A vécut x années, puis il engendra B.
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Après avoir engendré B, A vécut y années, il engendra des fils et des filles.
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Le total des jours de A fut de x+y années, puis il mourut.
Mais à la 10e et dernière étape, on lit simplement : « Noé vécut 500 années, puis il engendra Sem, Cham et Japhet » (v. 32), ce qui correspond au point (1) du schéma. Où sont passées les items (2) et (3) ? Il faut tourner les pages de la Bible jusqu’à la fin du récit du Déluge pour trouver leur équivalent, en Gn 9.29, soit pas moins de quatre chapitres plus loin :
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« Après le Déluge, Noé vécut 350 années.
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Le total des jours de Noé fut de 950 ans, puis il mourut. » (9.29)
On constate au passage que la formulation de (2) est légèrement modifiée pour tenir compte de la coupure du Déluge.
Pourquoi a-t-on ainsi « écartelé » les composantes de la dernière étape de la généalogie ? Il s’agissait d’une manière d’englober tout le récit du Déluge (Gn 6.1-9.28) à l’intérieur de la généalogie, à l’étape concernant Noé – exactement au bon endroit dans la chronologie. De la sorte, c’est le récit qui constitue une parenthèse dans la généalogie, et non l’inverse !
Une remarque analogue vaut pour d’autres récits. L’histoire de Caïn et Abel (Gn 4.1-17) n’est ainsi qu’une partie de l’arbre généalogique des trois fils d’Adam, qui couvre tout le chapitre 4 :
v. 1-16 : descendance d’Abel (récit expliquant l’absence de descendants par le meurtre)
v. 17-24 : descendants de Caïn
v. 25-26 : descendants d’Adam
Quant au récit de la tour de Babel (11.1-9), on peut y voir un retour sous forme de « zoom » sur une des bifurcations de la généalogie qui le précède (cf. 10.10).
Tout est généalogie !
Ce constat peut être généralisé. Une série de « sous-titres » présente en effet l’ensemble de la Genèse comme une seule grande généalogie, car ils sont du type « voici la descendance de… » (2.4 ; 5.1 ; 6.9 ; 10.1 ; 11.10, 27 ; 25.12, 19 ; 36.1, 9 ; 37.2). C’est logique quand ce qui suit est une pure généalogie, comme après 11.10. Mais par extension, cela vaut aussi quand le contenu de la section fournit, non une liste de descendants, mais leur histoire : ainsi, le récit de la vie de Joseph (Gn 37-50) est présenté comme « la descendance de Jacob », son père (Gn 37.2). Plus étonnant : même l’histoire de la famille d’Adam et Eve est présentée comme « la descendance du ciel et de la terre » (Gn 2.4) ! Bref, après la création de Gn 1, tout le reste de la Genèse est présenté comme un vaste arbre généalogique, qui va jusqu’aux 12 fils de Jacob, ancêtres du peuple hébreu.
Qu’en conclure ?
Pourquoi avoir accordé une telle importance aux généalogies dans la Genèse ? Plusieurs leçons sont implicitement enseignées :
(1) Là où certains ne verraient qu’une suite d’événements chaotiques, les généalogies donnent une charpente à l’histoire biblique, soulignant le fait que Dieu a un plan qui va d’Adam à Abraham, puis au peuple hébreu. Alors que l’humanité s’enfonce toujours plus dans le mal, il prépare patiemment la suite, en attendant le moment où il enclenchera son plan de salut, dès Gn 12.1-3.
(2) Dieu est fidèle à l’humanité et son plan passe par elle. Ce n’est pas pour rien que deux évangiles incluront une généalogie, raccrochant ainsi Jésus à Abraham (Mt 1) et même à Adam (Lc 3). En faisant cela, ils reprennent le fil rouge du plan de Dieu, ininterrompu durant des millénaires, qui aboutit à un « nouvel Adam » (cf. Rm 5) !
(3) De même qu’un champion d’échecs prévoit parfois la suite du jeu une vingtaine de coups à l’avance, Dieu a une idée en tête et s’y tient jusqu’à l’obstination parce qu’il prévoit à très long terme la suite de son plan.
Au final, là où nous pourrions nous contenter de dire simplement « Dieu est fidèle », la Genèse nous éclaire davantage sur sa personnalité : un Dieu opiniâtre, persévérant, constant ! Sa fidélité n’est pas passive, elle ne consiste pas simplement à attendre que son peuple revienne à lui. Il s’agit d’une fidélité agissante, prévoyante, celle d’un Créateur passionné par sa Création, déterminé à la sauver, un fin stratège dont les plans sont élaborés de toute éternité. Un Dieu fidèle, contre vents et marées. Prenons-en de la graine !