Le triangle dramatique de Karpman est très connu de ceux qui se sont intéressés à la relation d’aide ou simplement aux mécanismes des conflits. Voyons comment l’histoire du prophète Élie illustre ce courant extrêmement intéressant de la psychologie.
- A : Tu n’as pas fait la vaisselle ?
- B : Non, j’étais occupé
- A : C’est toujours pareil, je fais tout dans cette maison !
- B : Mais j’allais le faire, arrête ta comédie !
- A : Oui, dans 2 mois…
- B : C’est bon, je vais la faire ta vaisselle sinon tu vas encore pleurer pendant 3 heures !
- C : Mais tu vas arrêter de toujours l’accuser ? Si tu veux que la vaisselle soit faite plus vite, fais-là toi-même.
- A : Toi, je ne t’ai rien de demandé !
- C : N’empêche que tu es invivable
- B : Oui, c’est vrai que tu pourrais te détendre un peu.
- A : Puisque c’est comme ça, je m’en vais !
- C : Moi je vais faire la vaisselle.
Ça vous rappelle certaines situations que vous avez vécues ?
Le principe
Au lieu d’exprimer leurs émotions et leurs idées, deux personnes (ou plus) vont jouer un scénario relationnel récurrent en adoptant un rôle : la victime, le persécuteur et le sauveur. C’est pourquoi on l’appelle triangle dramatique :
Définition des rôles
Pour faire simple :
- Le persécuteur va être dans le reproche, la remise en question d’une personne qui sera sa victime.
- La victime qui se sent attaquée par le persécuteur se défend (normal !) grâce à différentes stratégies qui dépendent de sa personnalité.
- Le sauveur va venir en aide à la victime, tel un chevalier blanc pourfendant le persécuteur.
NB : ce que disent ces personnes peut être légitime et vrai ! L’important n’est pas “qui a raison ?” mais plutôt “comment mieux communiquer ?”
Voici donc le même triangle avec quelques ajouts précisant chaque rôle :
Dans ce jeu psychologique, chacun est capable d’endosser alternativement les 3 rôles pendant une altercation
Une victime qui se rebelle énergiquement contre son persécuteur va inverser les rôles : elle va se transformer en persécuteur, le persécuteur pourra alors endosser le rôle de victime. De même, une victime pourra dire à son sauveur “de quoi te mêles-tu ? Je n’ai pas besoin de ton aide” et se transformer automatiquement en persécuteur de son sauveur qui pourra devenir sa victime. Vous suivez ?
De très nombreux conflits pourraient être évités si les protagonistes comprenaient qu’ils tombent dans le piège relationnel du triangle dramatique ! Le but est donc d’analyser la manière dont nous communiquons afin de ne pas sombrer dans une manipulation qui, par définition, nous conduit à nous servir des autres. Car dans ce jeu, on peut tirer un avantage (pouvant procurer du plaisir ou non) dans chacun des rôles.
Illustration avec le prophète Élie
Dans la Bible, Élie est un personnage haut en couleurs. À la fois extrêmement puissant et fidèle à Dieu mais pouvant aussi réagir de manière excessive en terme de violence, d’abus de pouvoir, de dépression et même de puérilité.
Ce comportement “border line” peut s’analyser avec le triangle dramatique. Observons les rôles d’Élie (et des autres protagonistes) dans 3 grands épisodes de sa vie :
La sècheresse décrétée : 1 Rois 17
Élie est horrifié par la situation spirituelle de son peuple dirigé par un couple machiavélique. Il décide donc, sans que Dieu lui ait dit de le faire, que plus une goutte de pluie ne tomberait sur le pays. Il veut donner une bonne leçon à ses contemporains, il se situe donc clairement dans un rôle de persécuteur (je suis droit, tout est de ta faute). Cela force Dieu à jouer les sauveteurs pour le nourrir (via les corbeaux et la veuve de Sarepta) et le roi Achab à jouer la victime. Cela aboutit à cette conversation typique persécuteur-victime :
1 Rois 18.17 Lorsqu’il aperçut Elie, Achab lui dit : Est-ce toi qui attires le malheur sur Israël ? 18 Elie répondit : Ce n’est pas moi qui attire le malheur sur Israël ; au contraire, c’est toi et la maison de ton père, puisque vous avez abandonné les commandements du SEIGNEUR (YHWH) et que tu as suivi les Baals.
On aboutit à ce schéma :
Le grand concours de prophètes (1 Rois 18.20-40)
Quand il convoque 850 prophètes païens afin de les ridiculiser devant tout le peuple, Élie a pour but de démontrer de manière éclatante que Baal et Astarté n’existent pas et que seul l’Éternel mérite d’être adoré. Ici, il se positionne en sauveur qui veut délivrer le peuple (victime) de l’idolâtrie de la reine Jézabel qui est finalement la première responsable (persécuteur) de cette dégringolade spirituelle. Après s’être débarrassé des prophètes et être triomphalement entré aux côtés du roi Achab dans Samarie, la pluie revient.
Ici, Élie a le rôle grisant du sauveur à qui tout réussit. Cela donne :
Jézabel se rebiffe, Élie part en vrille (1 Rois 19.1-8)
Souvent, Élie force tout le monde à obéir passivement à ses désirs. Mais peut-on sauver les gens malgré eux ? Le prophète croyait peut-être qu’après l’écrasante défaite de ses protégés, la reine Jézabel allait reconnaître l’évidence et plier le genou devant l’Éternel. Mais non, au contraire, elle met sa tête à prix, ce qui le met en fuite. Pourtant le lecteur se demande naturellement : pourquoi un homme de Dieu qui commande le feu du Ciel pour vaincre 850 magiciens fuit-il devant une seule femme ? La réponse est simple : c’est un sauveur déçu, blessé qui se sent trahi par ses victimes ! Il se transforme donc en victime, ses anciennes victimes (qui ne l’ont pas soutenu face la persécutrice) deviennent des persécuteurs et qui est le sauveur ? La mort. Élie est dégoûté, en plein burn out, il estime avoir été un mauvais sauveur donc il mérite ce châtiment… ou alors, après avoir endossé les 3 rôles il veut sortir du jeu. Dieu va effectivement sortir Élie du jeu mais pas en le faisant mourir. Il va plutôt reprendre la main sur les événements en l’amenant sur le Mont Horeb.
Cela donne ce schéma :
Exfiltration du triangle dramatique (1 Rois 19.9-21)
Pour répondre aux besoins de son serviteur, le Seigneur utilisent deux stratégies. La première (11-13) consiste à démontrer que « les procédés de bourrin ne sont pas les seuls qui existent ». Dieu se révèle dans sa douceur tout comme il montré « sa bonté » et sa miséricorde à Moïse (Ex 33.12-23) au même endroit quelques siècles plus tôt. Résultat : Élie ne veut pas comprendre et persiste dans ses envies de rouleau compresseur (14) malgré le son et lumière ! La seconde stratégie consiste à continuer de faire jouer au prophète un rôle déterminant, à satisfaire son radicalisme MAIS à lui faire passer la main (15-17). Car si au final il y aura le dénouement violent qui correspond à sa personnalité, Élie n’y participera pas directement. Dieu démontre ici qu’Élie n’est pas le seul serviteur (7000 hommes sont restés fidèles) et que d’autres seront plus efficaces que lui (dont le roi Syrie, un païen !).
Dieu reprend la main en stoppant le jeu auquel jouait Élie.
Juste vision des choses
Prenons du recul, soyons honnêtes devant les situations que nous traversons et ne jouons pas un des rôles du triangle dramatique. La vision de l’être humain est claire dans la Bible :
- Il n’est pas une victime mais responsable de ses actes. Avant de guérir, Jésus demandait ce que le malade voulait de lui, ainsi il n’était pas dans la passivité.
- Il n’est pas un persécuteur qui peut se prévaloir d’être plus honorable que les autres (comme les pharisiens). Nous sommes tous pécheurs et nous avons besoin de la Grâce de Dieu offerte en Jésus.
- Il n’est pas un sauveur car c’est Jésus dans un premier temps et le Saint-Esprit dans un second temps qui peuvent transformer les situations et les vies.
Bien sûr, nous sommes parfois victime d’injustices, nous sommes aussi parfois justes dans nos actes et il nous arrive aussi d’être les instruments de Dieu pour venir en aide à notre prochain. Mais nous devons éviter un jeu qui prend en otage notre entourage… et Dieu. Lâchons prise !
Intéressant… mais vous basé en partie sur l’idée qu’Elie a annoncé la sécheresse sans que Dieu lui demande… ce que le texte ne dit pas.
C’est vrai que le texte ne le dit pas, d’ailleurs il fait rarement de commentaires à propos des actes des héros de l’Ancien Testament. C’est au lecteur d’être attentif aux indices qui montrent l’approbation ou la désapprobation de l’auteur biblique. Et ici, il faut comparer les épisodes où on voit “Dieu dit à Élie de…” et ceux où il n’y a rien. Ici le ton employé par Élie avec la sècheresse tend à le mettre au coeur du jeu : c’est son pouvoir qui provoque la sècheresse.
Mais même si j’ai tort, ça n’enlève rien à la démonstration : Dieu aurait dit à Élie de provoquer la sècheresse mais celui-ci aurait mis beaucoup trop d’espoirs dans celle-ci (et dans la démonstration avec les prophètes de Baal).