On se cherche tous dans le regard de quelqu’un : de ses parents, de la société, de son copain (ou sa copine), etc. Parfois on souffre du manque de regard, parfois on cherche à le fuir. On se compare, on se met en avant, on se fait oublier. Parfois, on cherche le regard de Dieu, ou on cherche à s’en soustraire. Bref, le regard posé sur nous est une problématique que nous connaissons tous, ou que nous connaîtrons tous un jour. Qu’en disent les premiers chapitres de la Genèse ?
Pourquoi les premiers chapitres de la Genèse ?
Genèse 1, 2 et 3 constituent une explication inégalée de notre monde : ils expliquent d’où nous venons ; pourquoi nous aspirons au bonheur, à la paix, à l’amour ; pourquoi nous sommes des êtres relationnels ; pourquoi nous avons de la valeur ; pourquoi notre monde ne tourne pas rond, pourquoi l’humanité est à la fois belle et triste, bonne et désespérante : bref, un condensé de réponses à (presque) toutes nos questions existentielles, car ces chapitres relatent la création du monde et de l’humanité par un Dieu tout-puissant parfait, harmonieux et bon, les débuts idylliques de l’histoire humaine, et le cataclysme qui s’abat sur le monde lorsque l’homme et la femme décident de déclarer leur autonomie par rapport à Dieu. Récit d’événements historiques, qui jette un éclairage pertinent sur notre monde d’aujourd’hui.
Au commencement…
Le regard de Dieu sur l’homme et la femme
Dieu crée la terre et tout ce qu’elle contient. Il le fait librement, de manière ordonnée, et aucune place n’est laissée au hasard. Dans les deux récits de la création (Genèse 1 et Genèse 2), l’homme et la femme sont le joyau de cette création, le couronnement de l’œuvre de Dieu.
Certes, ils sont créatures de Dieu, ils ne sont pas une émanation de Dieu, ni une prolongation du divin : créés lors du sixième jour (la dernière étape) au même titre que les autres animaux d’après le récit de Genèse 1, créés de la poussière d’après le récit de Genèse 2 : le nom d’Adam évoque son origine terrestre (Adamah signifiant terre en hébreu). Ils reçoivent le même mandat que les animaux –se multiplier, peupler la surface de la terre (comparer le v.22 et 28)– et la même nourriture (v.29).
Mais ils occupent une place particulière dans cette création et de nombreux indices du texte nous le montrent : avant eux, ce que Dieu crée est bon. Après eux, la création est très bonne. Toute la création semble avoir été créée pour répondre aux besoins de l’homme et de la femme. Et surtout, ils sont les seuls à être « image de Dieu » sur terre, ou autrement dit, représentants de Dieu sur terre. C’est à eux que Dieu délègue son autorité sur la création : « dominez ! » (v.28)
Le regard porté sur l’homme et la femme est révolutionnaire pour l’époque car le seul représentant de Dieu sur terre à l’époque, c’est le roi. Mais le récit de la Genèse nous dit que tout homme et toute femme sont porteurs de ce statut d’image de Dieu. Le texte insiste également sur la parfaite égalité de statut de l’homme et de la femme – les deux sont images de Dieu, les deux se voient confier le « mandat créationnel » (remplir la terre et dominer la création). C’est ensemble qu’ils sont appelés à accomplir cette mission.
Le regard de Dieu sur l’être humain est donc positif ! 2 créatures appelées à le représenter sur terre, chef d’œuvre de sa création. C’est ainsi que Dieu considère l’homme et la femme.
Le regard de l’homme sur la femme, et de la femme sur l’homme.
Il est cependant intéressant de voir que les deux récits de la Création (Genèse 1 et Genèse 2) diffèrent sur l’ordre de la Création. Non que l’auteur ait hésité entre 2 récits, mais plutôt que les récits portent un accent différent –et complémentaire. En Genèse 1, l’homme et la femme sont créés en même temps, après les animaux ; l’auteur souligne ainsi leur égale valeur et leur place dans la création. Genèse 2 présente d’abord la création de l’homme, puis des animaux, puis de la femme. Non pas pour nous indiquer que la femme est inférieure à l’animal, mais plutôt pour en souligner sa valeur et son caractère indispensable et irremplaçable : quand l’homme est créé, le couperet tombe : « il n’est pas bon que l’homme soit seul » ! (2.18). (Le seul « il n’est pas bon » de ces récits). Les animaux sont créés, Adam passe du temps avec eux (il les nomme) mais le constat reste négatif : aucun ne constitue le vis-à-vis convenable et nécessaire pour l’homme. Et Dieu créa la femme.
Le constat d’Adam est sans appel : « Voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair ! On l’appellera femme, parce qu’elle a été prise de l’homme. » Adam reconnait en cette femme son vis-à-vis, à la fois de même nature (os de mes os, chair de ma chair, tirée de l’homme –nous n’avons pas accès au jeu de mots en hébreu, mais le terme « femme » est construit à partir de la racine « homme »), et à la fois radicalement autre : femme, et non pas homme (Genèse 1 insiste aussi sur l’altérité sexuelle, constitutive de la nature humaine). Ce cri du cœur –que l’on sent empreint d’admiration et de respect– met en mots le regard qu’Adam porte sur sa femme.
L’auteur de la Genèse conclut ces récits de création avec un dernier commentaire sur la relation entre l’homme et la femme : « tous les deux étaient nus en n’éprouvaient aucune honte. » (2.25). Est-il question de nudité physique ? En tout cas, l’auteur de la Genèse cherche à nous faire aller plus loin : rien n’altère la relation homme-femme à ce stade de l’histoire de l’humanité. Pleinement harmonieuse, elle est exempte de jugements, de blessures, de craintes, de méfiance, de dissimulation. La transparence est totale, le regard de l’un sur l’autre ne condamne pas –il n’a rien à condamner du reste ! L’homme se sent pleinement lui devant la femme, et vice-versa.
Notons qu’à cette étape de la création, nous pouvons qualifier de « positifs » les regards de Dieu sur l’homme et la femme et les regards qu’ils se portent l’un l’autre. Ils sont positifs, mais ils sont également justes, dans le sens où Dieu voulait qu’il en soit ainsi. C’est donc le regard « normal » et non un exploit : nous avons besoin de ce regard de Dieu et de l’autre, et c’est le cadre voulu par Dieu pour l’épanouissement personnel et la construction de notre identité.
La Chute
Jusque Genèse 2.25, tout va bien.
Entre en scène alors le serpent qui va faire douter Eve non seulement de la bonté de Dieu et de sa création, mais également d’elle-même. Que se passe t-il en Genèse 3.1 à 6 ?
Premiers doutes
Le serpent fait miroiter à Eve d’être « comme Dieu, connaissant le bien et le mal », si elle mange de ce fruit. Quel statut avait Eve (et Adam) jusqu’à présent ? Ils étaient le couronnement de la Création de Dieu, le sommet du monde créé, étant mandatés par Dieu pour le gérer et le dominer. Ils étaient images de Dieu, représentants de Dieu sur terre. Autrement dit, ils avaient le plus haut statut du monde créé. Au-dessus, il n’y avait que Dieu. Quelle place de choix ! Mais, à ces mots du serpent, Eve se dit que cela n’est pas assez pour elle. Ce que Dieu lui accorde n’est pas assez bien ! Son regard sur elle-même se fausse : au lieu du juste regard sur sa condition de créature, d’apprécier son statut d’image de Dieu et de le mettre en œuvre, elle commence à envisager le fait que Dieu ne l’a pas considérée à sa juste valeur ; elle s’enfle d’orgueil : elle mérite mieux et c’est à sa portée en mangeant du fruit ! Elle entraîne Adam dans son méfait (et ses réflexions !) : ils seront mieux qu’images de Dieu, ils seront comme Dieu. Ils font donc fi du regard de Dieu sur eux et s’évaluent eux-mêmes, selon les critères du serpent, une créature (l’auteur de la Genèse nous le rappelle habilement au v.1, comme pour bien replacer les choses) sur lesquels ils étaient appelés à dominer.
Il est intéressant que constater que cette vision déformée de leur statut et de leur identité va de pair avec une vision déformée de Dieu : il n’est plus le Dieu bienveillant de Genèse 1 et 2, mais un dieu égoïste, qui ne veut pas partager sa connaissance du bien et du mal. Un dieu qui fait mal les choses, puisqu’il n’a pas donné aux hommes un statut suffisant. Un dieu qui sous-estime ses créatures, un dieu menteur et coercitif.
Eve et Adam mangent donc du fruit.
Conséquences
L’entrée du Péché dans le monde va avoir les conséquences que l’on connaît : difficultés relationnelles, pénibilité du travail, exclusion du jardin, etc. Mais la première conséquence mentionnée en Genèse 3.6 concerne avant tout la relation homme-femme : « Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils se rendirent compte qu’ils étaient nus. »
Que se passe-t-il vraiment ? Est-ce juste une question de nudité ? Ils éprouvent le besoin de se cacher : cela en dit long sur la manière de se voir eux-mêmes et de considérer l’autre. Ils ouvrent tout d’abord les yeux sur leur état. D’innocents, ils deviennent coupables devant Dieu (ils tenteront de se cacher de Lui dans les versets suivants). Ils éprouvent de la honte et leur vulnérabilité devient une faille en présence de l’autre. Ensuite, l’autre n’est plus perçu comme un vis-à-vis bienfaisant, mais comme une menace pour cette vulnérabilité. Ils ne peuvent plus se montrer tels qu’ils sont (pécheurs maintenant) : l’autre est vu comme source de jugement, de condamnation, comme miroir aussi, puisqu’il est pécheur également. Bref, il faut alors se protéger de l’autre et se fabriquer un pagne (à noter que cette première protection est insuffisante, puisque Dieu leur en procure de nouvelles au v.21). De vis-à-vis parfait et de compagnon, l’autre devient danger. Il est très difficile de s’extirper de cette situation : soit c’est réellement le cas et en offrant ma vulnérabilité je peux être blessé, soit cela n’est pas le cas –dans le cas de quelqu’un de réellement bienfaisant et protecteur- mais le regard malade que je porte sur l’autre personne me fait me sentir en danger ; en me coupant de lui, en ne laissant pas accès à ma vulnérabilité, je me prive d’une aide et d’un bienfait.
Il est à noter qu’il n’est plus question ici de notre regard dans les yeux du Créateur. Il n’a pas changé –la chute n’anéantit pas notre statut d’image de Dieu (Jacques 3.9)- mais il a été écarté de la sphère de référence. Adam et Eve n’ont plus le diapason nécessaire à l’auto-évaluation, puisque le serpent a réussi à leur faire croire qu’ils pourraient être leur propre bon baromètre.
Nous voyons bien que depuis l’entrée du Péché dans le monde, la situation n’est plus tenable. Nous avons fondamentalement besoin de l’autre (ceci est inscrit dans notre nature de créature en image de Dieu) et de Dieu. L’un des grands jeux du Péché est tenter de nous faire croire que l’indépendance totale est bonne, que notre regard sur l’autre est juste, que l’autre a toujours le bon regard sur nous ou encore que le regard de l’autre est le seul qui vaille ! Voilà qui sème la pagaille dans le monde depuis des millénaires.
Conclusion
Comment nous libérer des mauvais regards ? Celui que nous nous portons et celui que l’on nous porte ?
La première étape consiste à reconsidérer l’Évangile et à nous reconnaître pécheur : non, notre regard n’est pas juste, oui, nous sommes coupables de ne pas faire de Dieu notre référence première. Nous reconnaître pécheur, c’est aussi nous reconnaître à notre juste valeur : nous ne sommes pas saints et en tant que pécheurs, nous ne sommes pas acceptables aux yeux de Dieu et nous sommes coupables devant lui : n’ayons donc pas une trop haute opinion de nous-mêmes ! C’est le mécanisme du Péché qui nous pousse à déplacer le curseur de notre valeur trop haut ou trop bas.
Heureusement, le Péché n’est pas une fatalité : il n’entache en rien la valeur que Dieu nous porte. La grâce et l’amour que Dieu manifeste à notre égard à la croix nous rendent acceptables et son œuvre rédemptrice (de transformation) en nous par son Esprit nous permet de lui ressembler davantage chaque jour et de remettre les bonnes « lunettes » pour nous voir tels que nous sommes : pécheurs acceptés par grâce ! Cette même grâce nous invite aussi à ne pas demeurer dans la culpabilité de nos péchés, culpabilité qui nous fait remettre en question la valeur que Dieu nous accorde.
La deuxième étape consiste à tout filtrer par la Parole de Dieu. L’on porte (ou je porte) sur moi un regard dur, qui me rabaisse et me fait croire que je n’ai aucune valeur ? Ce n’est pas le regard que Dieu me porte et qui est révélé dans sa Parole. Ce qui mérite toute mon attention, ce n’est pas le regard du pécheur, mais le regard du Créateur et du Rédempteur. On peut, à titre d’exemple, comparer dans les évangiles le regard que les pharisiens portent sur les pécheurs, et le regard que Jésus leur porte.
Je porte sur moi-même un regard supérieur ? Je fais mieux que les autres, je mérite plus, je vaux plus ? Double regard : sur moi-même et les autres. Ce n’est pas le regard que Dieu porte sur nous –il donne à chacun des dons pour l’édification de son Église sans qu’aucun ne se glorifie (1 Corinthiens 12) – et ce n’est pas le regard que nous sommes invités à avoir sur ceux qui nous entourent (Philippiens 2).
E. Maignial, Coordinatrice Régionale de la région Méditerranée