Dans un livre intitulé Rumeurs d’un autre monde, Philippe Yancey (auteur chrétien américain) écrit ceci : « Je ne vois pas de domaine dans lequel les chrétiens aient plus failli à leur mission que celui de présenter une vision convaincante de la sexualité. En dehors de l’église, les gens pensent à Dieu comme le grand rabat-joie de la sexualité, et non comme son inventeur ».
Faites-vous partie de ces gens-là ? Pensez-vous à Dieu comme le grand rabat-joie de la sexualité ? Si tel est le cas, nous vous proposons de découvrir un livre de la Bible que vous n’avez peut-être jamais lu, ou que vous n’avez peut-être jamais osé lire ! Un livre qui a suscité un tel étonnement au cours de l’histoire de l’Église qu’il a provoqué des débats passionnés et que certains croyants (dont vous faites peut-être partie) ont douté de son inspiration et de sa canonicité.
Ce livre, c’est le Cantique des cantiques (superlatif signifiant « le plus beau des cantiques » ou « le cantique par excellence »), l’un des plus beaux livres de l’Ancien Testament mais aussi l’un des plus difficiles. Pourquoi ?
D’abord, parce que le Cantique des cantiques est écrit dans un style unique en son genre (un peu comme une pièce de théâtre ou un poème composé de métaphores parfois sibyllines). Ensuite, parce que le Cantique des cantiques ne semble pas fournir tous les détails d’une histoire facilement identifiable. En fait, l’auteur du Cantique des cantiques n’est pas vraiment un historien. C’est plutôt un poète (un Baudelaire, un Rimbaud ou un Verlaine) qui parle d’amour ; un peinte impressionniste (un Cézanne, un Monet ou un Renoir) qui n’essaye pas de décrire un paysage dans les moindre détails, mais qui cherche à nous laisser une impression, à nous faire ressentir les sentiments et les émotions qu’éprouvent deux êtres qui s’aiment. Mais ces caractéristiques si particulières ne font pas du Cantique des cantiques un livre inaccessible et incohérent pour autant.
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L’histoire du Cantique des cantiques1
La présence d’un refrain (« N’éveillez pas, ne réveillez pas l’amour, avant qu’elle le souhaite ») ponctuant trois fois le livre (2.7, 3.5 et 8.4), et la reprise, à la fin du livre, de certains éléments du début signalent un certain effort de composition littéraire2 que nous pourrions résumer ainsi : « Il était une fois un homme et une femme qui s’aimaient. Beaucoup. Passionnément. À la folie… »
Cet homme et cette femme s’aiment et expriment leur amour dans un langage poétique (figuratif) : « Comme un lis au milieu des ajoncs, telle est ma compagne parmi les (jeunes) filles. Comme un pommier au milieu des arbres de la forêt, tel est mon bien-aimé parmi les jeunes hommes. A son ombre, j’ai désiré m’asseoir, et son fruit est doux à mon palais. Il m’a introduite dans la maison du vin ; et la bannière qu’il déploie sur moi, c’est l’amour. Soutenez-moi avec des gâteaux de raisins, rafraîchissez-moi avec des pommes ; car je suis malade d’amour. Que sa (main) gauche soit sous ma tête, et que sa droite m’embrasse ! (2.2-6).
Ce dialogue amoureux dure jusqu’au début du chapitre 2. Jusqu’ici, tout va bien. Le jeune homme invite ensuite sa muse à se promener. Mais elle décline l’invitation (on appelle ça un « râteau » en langage moderne). Du coup, le jeune homme, déçu, prend ses distances et disparaît. Mais la jeune fille souffre de son absence. Son amoureux lui manque. Il lui manque tellement qu’elle rêve de lui : « Sur ma couche, pendant les nuits, j’ai cherché celui que mon cœur aime ; je l’ai cherché et je ne l’ai pas trouvé… Je me lèverai donc, et je ferai le tour de la ville, dans les rues et sur les places ; je chercherai celui que mon cœur aime… Je l’ai cherché et je ne l’ai pas trouvé. Les gardes qui font le tour de la ville m’ont trouvée : Avez-vous vu celui que mon cœur aime ? A peine les avais-je dépassés, que j’ai trouvé celui que mon cœur aime ; je l’ai saisi et ne le lâcherai plus, jusqu’à ce que je l’aie introduit dans la maison de ma mère, dans la chambre de celle qui m’a conçue » (3.1-4).
Ce rêve dure jusqu’au milieu du chapitre 3. L’auteur décrit ensuite un mariage célébrant l’union de la relation conjugale dans toute sa beauté : « Tu me ravis le cœur, ma sœur, ma fiancée, tu me ravis le cœur par un seul de tes regards, par une seule maille de tes colliers. Que de beauté dans ta tendresse, ma sœur, ma fiancée ! Combien ta tendresse vaut mieux que le vin, et la senteur de tes parfums que tous les aromates ! Tes lèvres distillent le miel, ma fiancée ; il y a sous ta langue du miel et du lait, et la senteur de tes vêtements est comme la senteur du Liban. Tu es un jardin clos, ma sœur, ma fiancée, une fontaine close, une source scellée. Tes ruisseaux (arrosent) un verger de grenadiers aux fruits exquis, avec des troënes et du nard ; du nard et du safran, du roseau aromatique et du cinnamome, avec tous les arbres (qui donnent) de l’encens ; de la myrrhe et de l’aloès, avec tous les meilleurs aromates ; c’est une source des jardins, c’est un puits d’eaux vives, ce sont des ruissellements du Liban. Éveille-toi, (vent du) nord ! viens (vent du) sud ! Souffle sur mon jardin, et que ses aromates s’en exhalent ! Que mon bien-aimé entre dans son jardin, et qu’il mange de ses fruits exquis ! » (4.9-16).
La célébration de cette union se poursuit jusqu’au début du chapitre 5, chapitre à partir duquel la jeune fille rêve de retrouver son bien-aimé. Ces retrouvailles sont d’abord vaines mais couronnées de succès après une invitation à la campagne : « Je suis à mon bien-aimé, et ses désirs (se portent) vers moi. Viens, mon bien-aimé, sortons dans les champs, passons les nuits dans les villages ! Au petit matin nous irons aux vignobles, voir si la vigne bourgeonne, si la fleur s’ouvre, si les grenadiers fleurissent. Là je te donnerai ma tendresse. Les mandragores exhalent leur parfum, et nous avons à nos portes tous les fruits exquis, les nouveaux comme les anciens : Mon bien-aimé, je les ai réservés pour toi » (7.11-14).
Nos deux tourtereaux sont alors à nouveau réunis pour célébrer la beauté d’un amour exclusif. Belle histoire, n’est-ce pas ? Mais comment interpréter le sens de ce livre ?
L’interprétation du Cantique des cantiques
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Un livre érotique ?
Si nous lisons le Cantique des cantiques littéralement, nous semblons obtenir (appelons un chat un chat) un livre érotique. Gênant, n’est-ce pas ? Comment la Bible (un livre a priori « spirituel ») peut-elle, en effet, contenir des livres parlant aussi ouvertement d’amour physique, charnel, entre un homme et une femme ? Le Cantique des cantiques a donc été lu et interprété autrement au fil des siècles.
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Une allégorie ?
Pour justifier la présence du Cantique des cantique dans le canon biblique, certains l’ont lu et interprété comme une allégorie, c’est-à-dire une figure rhétorique consistant à exprimer une idée en utilisant une histoire. Selon cette interprétation, le langage de l’amour humain serait utilisé pour parler d’autre chose. Le Cantique des cantiques serait donc une allégorie de l’amour de Dieu pour son peuple, une histoire imagée de l’amour du Christ pour l’Église. Ainsi, chaque détail est interprété de manière symbolique : « Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe, qui repose entre mes seins » (1.13). Pour un commentateur du 5e siècle, les seins de la bien-aimée représentent l’Ancien Testament et le Nouveau Testament (la Bible étant la source à laquelle l’Église se nourrit). Et selon vous, qui se cache derrière le bouquet de myrrhe entre les seins de la bien-aimée ? Jésus bien entendu, qui se trouve entre entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. Intéressant.
Mais cette interprétation pose au moins trois problèmes :
–Quand un livre ou un passage de la Bible est allégorique, non seulement l’auteur le précise mais il donne aussi une explication à l’allégorie. C’est ce que fait le prophète Ésaïe par exemple quand il compare la nation d’Israël à une vigne au chapitre 5 de son livre.
–Les prophètes de l’Ancien Testament ont bien comparé la relation entre Dieu et son peuple à une relation conjugale mais aucun n’a fait « intervenir une évocation de l’intimité conjugale comme dans le Cantique »3.
–Si le Cantique est une allégorie, le peuple de Dieu est assimilé à sa « sœur » et qualifié de « parfait » (4.9 ; 5.2 ; 6.9), ce qui pose de gros problèmes théologiques4.
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Une célébration de l’amour ?
« Tu es belle, ma compagne, comme Tirtsa, Charmante comme Jérusalem, Mais terrible comme des troupes sous leurs bannières. Détourne de moi tes yeux, car ils me troublent. Ta chevelure est comme un troupeau de chèvres. Dévalant du Galaad. Tes dents sont comme un troupeau de brebis qui remontent de l’abreuvoir ; Elles ont toutes leurs sœurs jumelles, Aucune d’elles n’en est privée. Ta joue est comme une moitié de grenade derrière ton voile… Les reines sont soixante, Les concubines quatre-vingts, Les jeunes filles sont innombrables.Unique est ma colombe, ma parfaite ; Elle est l’unique de sa mère, La (plus) resplendissante pour celle qui lui donna le jour. Les jeunes filles la voient et la disent heureuse ; Les reines et les concubines aussi, et elles la louent » (6.4-9).
Alors, comment interpréter le Cantique des cantiques ? À un premier niveau de lecture (qui n’exclut pas une certaine interprétation allégorique à la lumière du Nouveau Testament), ce Cantique peut être considéré comme une célébration de l’amour physique entre un homme et une femme. Amour qui a sa place dans sa Bible comme dans la vie chrétienne. Il s’agit en effet d’un don de Dieu qui, loin d’être « le grand rabat-joie de la sexualité », est en réalité son « inventeur ». Dans la Bible, l’homme et la femme ont en effet été créés corps et âmes pour qu’ils puissent s’apprécier, se désirer, s’aimer et s’unir. Mais l’expression de cet amour physique ne doit pas se faire n’importe quand, n’importe comment et avec n’importe qui. C’est notamment le sens du refrain qui ponctue le Cantique des cantiques à trois reprises : « N’éveillez pas, ne réveillez pas l’amour, avant qu’elle le souhaite » (2.7 ; 3.5 et 8.4). Une manière de dire qu’on ne badine pas avec l’amour car c’est une force (8.6) qui n’est pas sans danger, qui peut faire souffrir et même rendre malade (la bien-aimée est malade d’amour en 2.5 et 5.8). En amour, il s’agit de ne pas brûler les étapes mais de passer du temps avec l’être aimé, d’apprendre à le connaître et de respecter un niveau d’intimité physique approprié avant de se marier. Car l’expression ultime de l’amour physique entre un homme et une femme ne peut se vivre, dans la perspective biblique, que dans le cadre exclusif du mariage (cf. Gn 2.24).
Structure proposée (en forme de chiasme) :
A-Célébration de l’amour (une maladie) (1.2-2.7)
B-Invitation du jeune homme (2.8-17)
C-Rêve de la jeune fille (3.1-5)
D-Mariage (3.6-5.1)
C’-Rêve de la jeune fille (5.2-7.10)
B’-Invitation de la jeune fille (7.11-8.4)
A’-Célébration de l’amour (8.5-14)
Jonathan Chaintrier
1L’interprétation proposée suit notamment celle proposée par la Bible d’étude Semeur, Excelsis, 2005 (p. 935-947).
2Voir la structure proposée à la fin de cette introduction.
3Bible d’étude Semeur (p. 935).
4Ibid.