Comment comprendre le mandat créationnel que Dieu confie aux hommes dans la Genèse ? Et comment l’art peut-il contribuer à cette vocation ?
Par Vianney Ledieu, Master de Recherche en Théologie des Arts
Au commencement, Dieu créa l’homme à son image, nous dit la Genèse. Et le plan de Dieu pour la création était que l’homme devait en être le maître. Il devait en exercer l’intendance dans le cadre de sa relation de communion à Dieu. Le Créateur de toutes choses lui avait donné une mission : « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre. » (Genèse 1.28). Cette maîtrise et intendance de la terre, c’est ce que les théologiens appellent le « mandat créationnel ». C’est la vocation que tout homme partage. Or, malgré la chute, le péché de l’homme et la séparation d’avec Dieu qui s’en suit, la mission originelle demeure.
L’éthique du mandat créationnel
L’homme conserve ce rôle d’administrateur de la création. Mais aujourd’hui, soumission rime avec domination là où la soumission de la création qu’Adam devait opérer se caractérisait par la douceur et le respect de ce qui lui avait été confié tant qu’il demeurait en communion avec Dieu. En effet, il était attendu de l’homme, image du créateur, qu’il exerce ce mandat avec le même caractère que celui de Dieu lorsqu’il créait et ordonnait le monde (c’est ce que l’on nomme la dynamique d’amour). L’homme devait exprimer l’autorité dont il était revêtu non comme un joug sur la création mais comme une mise en ordre sage et respectueuse. Cette mise en ordre, c’est l’invention de la culture.
La culture : l’ordre dans la nature
L’architecte, quand il érige un bâtiment, met de l’ordre dans l’espace. L’agriculteur, lorsqu’il prend soin de ses champs, met de l’ordre dans la vie naturelle. L’élevage, l’ingénierie sont autant d’activités qui tâchent d’ordonner le monde. En d’autres termes, la culture est la réponse de l’homme à l’exigence du mandat créationnel. L’ordonnancement de la nature, c’est la culture. Ce qui est moins évident à première vue, c’est de comprendre en quoi les artistes participent de cette même dynamique. Leur activité artistique semble loin des réalités qui ordonnent visiblement le monde et leur participation à l’activité culturelle est souvent connotée avec une gratuité que l’on rattache peu au mandat créationnel. Et pourtant…
L’art, une autre manière d’ordonner le monde
Le musicien, le danseur, le peintre, le modiste et bien d’autres sont aussi des ordonnateurs de matière. Le musicien exerce son intendance dans le domaine du son. Par sa composition ou son interprétation d’une œuvre musicale, il exprime aussi l’autorité que Dieu lui a donnée sur la création. Il agence les sons de telle manière que l’ordre nouvellement établi qu’il en donne suscite une vie émotionnelle à l’écoute de cet agencement. Mais le peintre ne fait pas autre choses avec les couleurs ou le danseur avec le mouvement du corps. Tous les artistes sont des transformateurs de matières premières (son, couleur, corps…) auxquelles ils impriment une construction selon un projet défini : de là naît l’œuvre d’art. Mais l’ordre que l’artiste apporte va au-delà de ce qui est visible ou audible.
Une mise en ordre plus secrète
Une des missions de l’artiste, c’est de refléter et d’interpréter le monde. Un peu comme le mythe vient tenter, par l’histoire qu’il véhicule, d’expliquer le monde qui l’entoure, l’artiste essaie également, au moyen de l’œuvre qu’il crée, d’interroger le monde dans lequel il se meut et qui lui échappe. Et lorsque l’œuvre est reçue, celui qui la contemple est, lui aussi, appelé à se positionner de même manière par rapport à son environnement. La contemplation esthétique invite l’homme à s’interroger sur la place qu’il tient dans la création, sur son rapport au monde, à l’autre, à lui-même et en définitive à Dieu. Mais tout cela se vit dans le secret du cœur, à un niveau qui n’est pas toujours accessible ni à la conscience ni au langage pour le traduire. Pour autant, c’est là une des fonctions de l’art dans une société : interroger et mouvoir l’homme dans ses profondeurs. Mais cette mission, bien qu’elle demeure après la chute, est rendue plus complexe et plus délicate.
Et le péché dans tout ça ?
Effectivement, la fidélité de Dieu est telle qu’il n’a pas retiré à l’homme la responsabilité à laquelle il est appelé. Mais, dans la mesure où l’homme se détourne de Dieu et vit dans un monde soumis à l’influence du péché, il ne remplit plus sa mission dans la dynamique d’amour qui devait être celle du mandat créationnel, c’est-à-dire selon le caractère de Dieu avec douceur, humilité et respect profond pour la créature. Son autorité sur la création devient domination. On connaît les tristes débordements écologiques qu’une telle domination peut produire. Mais le refus des lois créationnelles que Dieu a mises dans et pour la création s’exprime aussi en musique, en peinture, en danse… L’art est devenu un lieu d’expression d’idéologies parfois foncièrement hostiles à Dieu ou souhaitant le remplacer (les œuvres de propagande des régimes totalitaires, qu’elles soient visuelles, musicales ou dansées, sont parfois d’une grande qualité artistique mais prônant une idéologie fortement contraire aux lois du Royaume).
Retour en grâce
Toutefois, dans la communion avec Dieu, il est possible de retrouver une certaine pureté dans cette mission d’ordonnancement du monde. L’art, comme tous les autres domaines de la culture, doit aussi être racheté par le sacrifice du Christ. Et lorsque l’artiste renoue avec cette dynamique d’amour et de respect, conscient des lois de Dieu pour sa création et aspirant à l’harmonie de sa production avec celles-ci, il peut alors légitimement espérer produire une œuvre propre à honorer le véritable mandat qu’il tâche de remplir. Plaise à Dieu qu’une telle œuvre trouve sa place dans le monde à venir et qu’elle participe à la louange que toute créature rendra au Créateur.