Passant de vil pendard à vaillant héro prêt à se sacrifier, l’ancêtre de Jésus tient un rôle singulier dans l’histoire des fils d’Israël. Il est pourtant souvent éclipsé par les projecteurs braqués sur le destin rocambolesque de Joseph.
L’éclipsé
À partir de Genèse 37, commence ce qui est parfois appelé le cycle de Joseph, ce « fils à papa » jalousé de ses frères qui finissent par le vendre comme esclave. Celui-ci se retrouve en Égypte et après moultes péripéties, passe d’esclave, prisonnier à « Père du Pharaon », en gros premier ministre. Joseph est le héro au cœur du récit. Pourtant au chap. 38, le narrateur abandonne le récit de Joseph pendant un chapitre pour renouer avec le fil du récit en répétant en 39.1, l’information de la vente de Joseph à Potiphar du verset 37.36. Joseph est éclipsé d’une manière qui semble un peu abrupte pour une parenthèse d’un chapitre qui se concentre sur le personnage de Juda et la problématique de sa descendance. Mais que vient faire cette histoire dans le cycle de Joseph ?
La réponse courte, c’est que le cycle de Joseph, n’est pas le cycle de Joseph. C’est plutôt le cycle de la descendance de Jacob comme il est dit en introduction de ce cycle : « Voici l’histoire de la famille/descendance de Jacob » (37.2)[1]. Une histoire qui fait partie d’une plus grande histoire : celle de la promesse de Dieu à Abraham. Promesse de bénédictions, d’un peuple nombreux, d’un pays pour s’y installer, et la promesse de la présence de Dieu à leur côté. La Genèse nous raconte l’histoire de cette promesse qui se transmet à la génération suivante mais qui est également menacée à chaque fois. On se demande comment Dieu va pouvoir former un peuple uni à partir de cette bande de frères ennemis ? Une autre question se pose avec la gestation de ce peuple, celle du leadership. Elle s’était posée en termes de bénédiction et de droit d’aînesse, déjà avec Jacob et Ésaü. Mais à 12, comment cela va-t-il pouvoir se passer ? Ces questions vont se jouer dans les relations et interactions entre frères et vont se conclure dans les bénédictions de Jacob à ses fils. Deux fils sortent du lot, Joseph bien sûr, le sauveur, qui est au centre de la narration d’un bon paquet de chapitres. Mais aussi Juda qui va prendre le rôle du leader, d’abord pour le pire, mais… *spoiler* il va changer.
Le malin
Dès le chapitre 37, Juda a un rôle au premier plan dans le complot contre Joseph. Les frères sont unis dans leur Jalousie mais pas dans leur manière de procéder. Certains veulent le tuer. Quant à Ruben, le frère aîné à qui échoie (en théorie) le rôle de meneur, lui veut calmer le jeu et faire revenir Joseph auprès de leur père. Mais c’est Juda qui va avoir l’idée de vendre Joseph et qui va convaincre ses frères dans le dos de Ruben. Malin et charismatique mais pas très glorieux.
Le chapitre 38 vient compléter le tableau peu flatteur de Juda. Il apparaît dans une sordide histoire comme un beau-père injuste qui n’honore pas ses obligations sociales envers sa belle-fille[2]. Ces chapitres donnent au lecteur un premier contact plutôt négatif de Juda. Le narrateur brosse le portrait d’un homme irresponsable et lâche qui n’assume pas son rôle de beau-père, d’un opportuniste sans scrupule au point de vendre son propre frère, mais aussi d’un leader qui entraîne les autres dans ses forfaits.
Les années vont passer et c’est la vie de Joseph qui nous est racontée dans les chapitres suivants en nous faisant presque oublier ses frères jusqu’à ce qu’une famine lie à nouveau le destin de ces frères. Joseph va mettre en place une dure ruse qui abuse ses frères et qui va éprouver leur caractère. Après toutes ces années, sont-ils toujours les mêmes ? Ont-ils changé ?
L’en-gagé
Face à leur frère, les 10 sont accusés d’espionnage de manière injuste, emprisonnés et Joseph les force à faire venir Benjamin, le benjamin des frères en prenant en otage Siméon. Aux chapitres 42&43, les frères vont tenter de convaincre leur père de laisser partir Benjamin. Ruben commence, c’est l’aîné, c’est normal mais il n’aura pas beaucoup plus de résultat qu’au chap. 37. Il essaie de le convaincre en donnant ses propres enfants en gage, « Confie-le-moi et je te le ramènerai. Si je ne te le ramène pas, tu feras mourir mes deux fils ! » (42.37). C’est Juda qui va réussir à convaincre son père en *surprise* prenant ses responsabilités. Il se porte garant, d’une certaine manière, il se met lui-même en gage, ce qui est plus sympa et courageux que mettre ses propres enfants en gage comme l’avait fait Ruben.
De retour en Égypte, Joseph va continuer son stratagème ; il les honore par un repas et favorise Benjamin en lui donnant cinq fois plus à manger. Chercherait-il à stimuler la jalousie de ses frères ? Le lendemain, il simule un vol et fait porter le chapeau à Benjamin. Et c’est Juda qui va prendre sa défense dans un vibrant plaidoyer. Deux traits en ressortent : 1) il est responsable. Il s’était porté garant de son frère et il compte bien tenir parole, au point de s’offrir lui-même à la place de son frère. 2) Il considère son père. Il ne veut pas lui causer un chagrin supplémentaire qui lui serait sûrement fatal et il est prêt à se sacrifier plutôt que d’envoyer son père dans un deuil funeste.
L’attitude des frères envers Benjamin est assez révélatrice de leur changement. Quand Jacob apprend la mort de Joseph, Benjamin devient son favori et fait l’objet de sa faveur particulière. Mais plutôt que de le jalouser, ils vont vouloir le protéger, Juda en tête.
Un Juda responsable, qui se sacrifie pour le chouchou de son père, se fait du souci pour les autres et fait craquer Joseph qui pleure comme une madeleine. On se demande si on est en face du même homme qu’aux chapitres 37&38. Il reste ce leader charismatique qui convainc les autres, cette fois pour le meilleur. Le stratagème de Joseph permet donc de mettre en lumière le changement des frères, et en particulier celui de Juda. Le regret de leurs actions ouvre alors la possibilité de la réconciliation que Joseph offre à ses frères.
Le repenti
Au final, on peut se demander comment on est passé du Juda-truand au Juda-bienfaiteur. Le récit nous donne deux images de Juda, l’avant et l’après sans développer ses états d’âme. Ceci dit, on peut deviner son état d’esprit à travers les mots qu’il exprime. Dans son discours, Juda fait attention à la peine qu’il pourrait causer à son père. Or lorsque Jacob apprend la mort de Joseph en Gn 37.35, il devient inconsolable avec le seul espoir de rejoindre son fils dans la tombe. Le texte précise, justement, que chacun de ses fils et de ses filles, ces mêmes fils à l’origine de sa perte, tentent de le consoler, sans succès. Ils ont vu de plein fouet les conséquences de leurs actes sur leur père en étant confrontés, chaque jour, à la douleur qu’ils ont causée. En vendant son frère, Juda a creusé la tombe de son Père et a été près de l’y pousser.
Mais cette expérience tragique a appris aux frères à ne pas considérer seulement leur propre point de vue marqué par la jalousie mais d’abord celui de leur père. Juda finit par adopter envers Benjamin un comportement dicté par l’intérêt de l’autre sur le sien.
Plutôt que de faire passer la lignée du Messie par Joseph le sauveur, c’est par Juda le repenti que Dieu va finir par sauver l’humanité en formant un peuple de repentis par la croix.
Avec Juda, nous avons un des ingrédients essentiels d’un sain repentir qui peut aboutir à la réconciliation. Il fait preuve d’empathie, composant qui manque à tant de conflits. L’empathie consiste à comprendre l’autre et ne pas rester braqué sur son propre point de vue, à sortir de soi et embrasser l’horizon de l’autre pour finalement se voir à travers les yeux de sa victime. Alors je peux demander pardon non parce que je dois le faire mais parce que je me suis vu comme le bourreau que je suis.
Si la perspective de se remettre en cause peut faire peur, à la fin du chapitre 45, c’est libéré du poids d’années de culpabilité que les frères pleurent ensemble pour se réjouir que Dieu ait guidé l’histoire afin de vivre une fraternité renouée.
Par Caillou, Coordinateur Régional des GBU en Île de France
[1] Les généalogies marquent la structure de la genèse, voir aussi : http://www.creusonslabible.fr/?p=2337
[2] http://www.creusonslabible.fr/?p=3561 explique avec plus de détails cette histoire qui vaut à Juda, d’après Yoh, le titre de cinquième pire ordure de la Bible.