Par Christophe Paya, extrait du livre Témoin de la Parole
Lorsque les premiers disciples ont répondu à l’appel de Jésus et ont commencé à le suivre, lorsqu’ils sont entrés avec lui dans l’action, ils ne savaient certainement pas à quoi s’attendre ; évidemment, comme nous l’aurions fait, ils ont dû chercher à imaginer ce que pourrait être leur avenir ; mais les rêves ne correspondent pas souvent à la réalité.
Matthieu 8.18 Jésus, voyant une foule autour de lui, donna l’ordre de passer sur l’autre rive. 19 Un scribe vint lui dire : Maître, je te suivrai partout où tu iras. 20 Jésus lui dit : Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’homme n’a pas où poser sa tête. 21 Un autre, parmi ses disciples, lui dit : Seigneur, permets-moi d’aller d’abord ensevelir mon père. 22 Mais Jésus lui dit : Suis-moi et laisse les morts ensevelir leurs morts.
23 Il monta dans le bateau, et ses disciples le suivirent. 24 Alors survint sur la mer une tempête si forte que le bateau était recouvert par les vagues. Et lui, il dormait. 25 Les disciples vinrent le réveiller, en disant : Seigneur, sauve-nous, nous sommes perdus ! 26 Il leur dit : Pourquoi êtes-vous si peureux, gens de peu de foi ? Alors il se leva, rabroua les vents et la mer, et un grand calme se fit. 27 Etonnés, ils se disaient : Quelle sorte d’homme est-il, celui-ci, que même les vents et la mer lui obéissent ?
Lorsqu’on ne sait pas ce qui nous attend, on peut chercher à l’imaginer, et construire l’avenir pour qu’il nous convienne ; ou on peut tout simplement trembler, voire reculer face à l’inconnu.
Que nous soyons engagés avec le Seigneur ou que nous soyons intéressés par l’Évangile, il est normal que nous nous posions la question des conséquences de notre engagement de foi ; il est aussi normal que nous nous demandions comment la foi peut bien trouver sa place dans le calendrier de notre vie, que nous nous demandions ce que le Seigneur attend de nous. Mais nous ne pouvons pas savoir ce que nous réserve le chemin qui est devant nous ; ce que nous sommes appelés à suivre, ce n’est pas un avenir meilleur, ce n’est pas un objectif de vie, ce n’est même pas le rêve que nous avons construit ; mais c’est une personne.
Le scribe
[Le jour où Jésus décida de traverser sur l’autre rive du lac,] un scribe s’approcha de lui et lui dit : maître, je te suivrai où que tu ailles ; Jésus lui dit : Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’homme n’a pas où poser sa tête.
Voilà quelqu’un d’intéressant. Une personne comme on aimerait en rencontrer plus souvent ; ou en tout cas comme certains pasteurs, responsables d’Églises, présidents de commission et autres aimeraient en rencontrer un peu plus souvent. Un volontaire. Quelqu’un qui en veut. Quelqu’un qui a envie de s’engager, quelqu’un qui est motivé.
À première vue, son discours est prometteur. Il emploie à peu près les mots qu’il faut. Il dit à Jésus : je veux te suivre ; suivre Jésus, c’est bien ; c’est biblique. Certes, il aurait pu dire à Jésus : « Seigneur », au lieu de l’appeler « maître ». Cela nous aurait montré qu’il avait une bonne perception théologique de l’identité de Jésus. Mais enfin, il a à peu près le langage du disciple. Il veut suivre. Même si sa façon de s’adresser à Jésus n’est pas tout à fait idéale, après tout, est-ce qu’il est supposé tout savoir ?
Même s’il est un professionnel de la Loi, ce scribe semble reconnaître que Jésus sait quelque chose que lui ne sait pas, ou que Jésus a quelque chose que lui n’a pas, ou en tout cas que c’est une voie bonne pour lui que de monter dans ce bateau avec Jésus, de faire avec lui la traversée, bref de le suivre.
Philip Yancey, dans un de ses livres, écrit que le vrai Jésus, qui n’est probablement pas tout à fait celui que nous imaginons, vous n’auriez peut-être pas aimé l’avoir chez vous pour un repas. Il veut dire par là que si vous l’aviez invité à manger chez vous, après le culte, il vous aurait peut-être mis mal à l’aise par certaines de ses paroles…
Au scribe enthousiaste et volontaire, Jésus répond : le Fils de l’homme, celui qui est venu de Dieu, celui que tu veux suivre où qu’il aille, eh bien celui-là n’a pas d’endroit où reposer sa tête. Même les renards ont des tanières, même les oiseaux ont des nids, mais le Fils de l’homme, lui, dans quelques instants, va monter dans un bateau pour traverser le lac, va poser sa tête au fond de ce bateau et va dormir dans ce bateau, en pleine tempête. Les disciples, eux, vont l’appeler au secours, vont trembler de peur, mais aucun d’entre eux n’aura envie de s’installer et de dormir là où Jésus a posé sa tête.
Il faut dire que le Jésus dont nous parlons, celui que le scribe veut suivre, il est toujours en mouvement. Il monte sur la montagne pour enseigner ; il descend de la montagne ; il entre dans une ville, dans une maison, puis dans une autre ; là, il s’apprête à traverser le lac, puis il fera le voyage retour. Et suivre Jésus, c’est accepter de se laisser entraîner dans ce mouvement.
Ce n’est pas que Jésus n’aie pas de lieu où aller. Il a sa ville ; des maisons lui sont ouvertes. Mais ce n’est pas l’heure d’entrer dans la maison : c’est l’heure d’entrer dans le mouvement de Jésus.
Ceci dit, le scribe ne paraît pas chercher un lieu où poser sa tête. Sa proposition est claire : je veux te suivre où que tu ailles. On croirait entendre parler Ruth. Celle de l’Ancien Testament qui dit à sa belle-mère Naomie : où tu iras, je te suivrai ; ton peuple sera mon peuple ; ton Dieu sera mon Dieu. Naomie avait dit à Ruth : Rentre chez toi. De même David, le roi d’Israël, à un des moments sombres de son règne, où il doit fuir, dit à ceux qui veulent le suivre : restez là, rentrez chez vous (2 S 15.19-22). Vous noterez que les héros bibliques ne recrutent pas à tout prix des disciples. Mais les hommes de David lui répondent : nous irons avec toi partout où tu iras, que ce soit pour mourir ou pour vivre. Dans les deux cas, effectivement, ils y vont et ils suivent. Deux magnifiques portraits de loyauté et de fidélité.
Le problème, c’est que Jésus n’est ni Naomie ni David, et que dans le cas de Jésus, l’idéal de la fidélité humaine ne suffit pas.La foi ressemble un peu à la fidélité de Ruth à sa belle-mère Naomie, ou à la fidélité des soldats à David. Mais la foi n’est pas cette fidélité humaine.
On dit souvent, et on n’a peut-être pas tort, que ce scribe volontaire et enthousiaste n’avait pas assez réfléchi aux implications de l’engagement. Si c’est le cas, il n’est évidemment pas le premier ni le dernier. Rappelons-nous des deux frères Jacques et Jean qui voulaient siéger à la droite et à la gauche de Jésus, qui voulaient entrer dans le règne sans passer par la croix. Et à qui Jésus dit : vous ne savez pas ce que vous demandez (Mt 20.20ss). Il n’est jamais inutile de prendre le temps de réfléchir avant de s’engager.
Mais ce que je remarque surtout, c’est que les autres personnages qui s’approchent de Jésus, avant et après le scribe enthousiaste, et il y en a : beaucoup de gens cherchent à s’approcher de Jésus ; eh bien ces gens-là s’approchent de Jésus munis de leur simple foi ; et pas d’une assurance enthousiaste, ni d’une conviction volontaire, ni d’un zèle sans limite. Simplement la foi !
La question qui se pose ici, c’est : avec quoi nous approchons-nous du Seigneur. Nous avons nos conceptions, nos idées, notre propre vision de la foi et du service chrétien. Mais la réalité n’est pas toujours conforme à ce que nous avons prévu ; il faut le savoir.
Du coup, lorsque les choses ne se passent pas comme elles auraient dû se passer dans notre logique, nous nous retrouvons englués dans nos déceptions, dans des voies de garage, nous vivotons la foi chrétienne en nous disant que nous avons dû passer à côté de quelque chose. L’Église aurait dû être plus comme ceci, les chrétiens auraient être moins comme cela ; quand j’ai accepté, on ne m’avait pas prévenu…
Lorsque les disciples sont montés dans la barque avec Jésus, ils ne pouvaient pas savoir qu’ils allaient traverser la tempête. Lorsque Jacques et Jean ont demandé à être à la droite et à la gauche de Jésus, ils ne pouvaient pas savoir qu’à sa droite et à sa gauche il y aurait deux croix. À des disciples qui sont pêcheurs et qui abandonnent leurs barques et leurs filets de pêche, Jésus dit : je vais faire de vous des pêcheurs d’hommes. Ils étaient pêcheurs, ils seront toujours pêcheurs, mais pas tout à fait de la même manière ; et ils n’imaginaient pas le genre de pêche qu’ils allaient faire.
Au scribe enthousiaste comme à nous, Jésus demande de renoncer à ce que nous pensons que pourrait être notre engagement, ou à ce que nous pensons qu’aurait pu être notre engagement. Pour répondre à Jésus, il faut accepter de se dessaisir de l’avenir. Parce qu’il faut préciser ceci : l’engagement chrétien n’est pas l’attachement à un idéal, ni à un projet, ni à un avenir, mais à une personne qui est à la fois pleinement homme et pleinement Dieu, Jésus le Christ. Les grandes idées, elles finissent souvent par s’effondrer ; les projets, ils réussissent ou ils échouent ou ils évoluent. L’avenir : qu’en savons-nous ? Mais le disciple ne suit pas un idéal, il ne suit pas un projet, il ne suit pas un avenir : il suit Jésus-Christ, homme et Fils de Dieu.
L’autre des disciples
Un autre, parmi ses disciples, lui dit : Seigneur, permets-moi d’aller d’abord ensevelir mon père. Mais Jésus lui dit : Suis-moi et laisse les morts ensevelir leurs morts.
Dans les chapitres qui précèdent et qui suivent, Jésus rencontre beaucoup de gens ; et il est assez frappant de constater qu’à toutes les demandes individuelles qui lui sont faites par ces gens – sauf celles des adversaires, des pharisiens, bien sûr –Jésus répond favorablement (8.2-3 ; 8.5-6, 13 ; 8.25-26 ; 8.31-32 ; 8.34-9.1 ; 9.18, 25 ; 9.27, 29-30). Mais pas celle-ci. « Permets-moi d’aller d’abord ensevelir mon père. » « Suis-moi et laisse les morts ensevelir leurs morts. » Pourtant, comme on le fait souvent remarquer, la demande est raisonnable et justifiée – laisse-moi aller ensevelir mon père ; et elle n’est pas excessive : laisse-moi d’abordaller ensevelir mon père ; après, le plus vite possible, je pourrai te rejoindre. Mais non ! Suis-moi et laisse les morts ensevelir leurs morts.
Même le grand prophète Élie aurait pourtant accordé cette dérogation. Le jour où Élie appelle Élisée à prendre sa suite et à devenir prophète comme lui en Israël, Élisée demande : « Laisse-moi, je te prie, aller embrasser mon père et ma père, et je te suis. » Et Élie lui dit : « vas-y, et reviens » (1 R 19.19-21).
Le problème, c’est que Jésus n’est pas le prophète Élie, et que dans le cas de Jésus, l’attachement humain ne suffit pas.L’engagement chrétien ressemble un peu à l’engagement d’Élisée à l’égard d’Élie. Mais l’engagement chrétien n’est pas cet attachement humain.
C’est donc la question de l’attachement à Jésus, qui est posée. Il est toujours choquant de penser que notre attachement à Jésus devrait être plus grand que notre attachement à nos parents ou à notre famille. Mais ce n’est pas vraiment la question. La question n’est pas celle de notre attachement à notre famille, qui est variable selon les gens. Mais de notre attachement à Jésus. Les disciples Jacques et Jean, lorsqu’ils suivent Jésus, quittent, c’est vrai, leur père, Zébédée. Mais ces deux-là n’en demeurent pas moins frères : ils sont toujours appelés frères ; ils n’en demeurent pas moins fils : ils sont toujours appelés fils de Zébédée ; et leur mère n’est jamais très loin, puisque c’est elle qui vient demander à Jésus de faire siéger ses deux fils à sa droite et à sa gauche. Même le grand apôtre Pierre, après avoir été appelé par Jésus, garde sa belle-mère, l’évangile en témoigne. Le problème n’est pas celui de notre attachement à notre famille, mais de notre attachement à Jésus.
Le langage familial est celui qui convient le mieux pour parler de l’attachement du chrétien à Jésus. L’évangile ne dévalue pas les liens familiaux, mais il ne les idéalise pas non plus, loin de là. Ce que dit l’évangile, tout simplement, c’est que les liens familiaux font partie de la trame de notre existence, avec leur lot de joies et de pesanteurs. Lorsque Jésus veut parler de persécutions, il parle de luttes fratricides, de pères opposés à des fils, de mères opposées à des filles, de familles qui se déchirent. Mais, de même, lorsque Jésus veut parler de ses rapports avec nous, ou des rapports de Dieu avec nous, il parle des fils de la noce (9.14-15), il dit : mon enfant (9.2), il dit : ma fille (9.22), il dit : votre Père.
L’attachement à Jésus est donc un lien familial nouveau qui vient s’insérer dans la trame de notre existence. Il n’y prend pas une place parmi d’autres. Jésus n’est pas ce cousin éloigné qu’on a croisé une fois il y a dix ans. Il est au cœur de nos attachements. Il est le Frère, il est le Fils du Père. Nul n’occupe la même place que lui. Nos liens familiaux font notre histoire, ils font de nous ce que nous sommes. Jésus entre dans cette histoire pour y prendre la place principale.
Pour les chrétiens, la question n’est pas tellement de savoir si l’on préfère Jésus ou tel membre de sa famille. À partir du moment où Jésus entre au cœur de notre existence, plus aucun acte ne peut être envisagé qui soit indépendant de lui. Ce que demande le disciple de notre texte, c’est de pouvoir s’éloigner de Jésus pour faire quelque chose indépendamment de lui. Les raisons qui peuvent nous pousser à nous éloigner son nombreuses : la peur, peut-être ce disciple avait-il peur, peut-être avait-il senti qu’une tempête s’annonçait… ; la peur mais aussi l’habitude, la déception, et bien d’autres choses.
Mais on ne peut pas, ou en tout cas pas très longtemps, suivre Jésus de loin. L’apôtre Pierre en fait l’amère expérience lorsque Jésus est arrêté. Alors que tous l’abandonnent et s’enfuient, Pierre le suit. C’est bien, il est disciple. Mais il le suit… « de loin » (26.58), et il le suit non par attachement mais « pour voir comment tout cela va finir ». Et tout cela se termine par des larmes et des regrets (26.75). Est-ce qu’on est disciple ou est-ce qu’on n’est pas disciple, lorsque l’on suit Jésus de loin ?
C’est pourquoi l’histoire de ce disciple se termine par un nouvel appel. Un rappel : suis-moi. Se pourrait-il que nous soyons disciples à distance ? Se pourrait-il que nous fonctionnions indépendamment de Jésus ? Peut-on être chrétien sans Jésus ? Se pourrait-il que Jésus doive nous lancer un nouvel appel ? Suis-moi.
Conclusion
Nous nous trouvons, avec ce scribe enthousiaste et ce disciple réticent1, dans une situation ambiguë. Il n’est pas étonnant que certains commentateurs pensent que les deux sont des disciples, que d’autres pensent que le premier l’est mais pas le second, et que d’autres encore pensent que le second l’est mais pas le premier.
Nous n’avons pas le dernier mot de leur histoire. Néanmoins, le peu que nous savons nous suffit pour nous interroger sur la manière dont nous nous approchons de Jésus et sur la réalité de notre attachement à lui.
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S’approcher avec foi du Seigneur, c’est se débarrasser de ses préconceptions et se dessaisir d’un avenir qui n’appartient qu’à lui. C’est veiller à ce que l’objet de notre foi ne soit pas une idole : un projet, un idéal, un avenir imaginaire, mais bien le Fils de Dieu.
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S’attacher au Seigneur, c’est placer le Christ au cœur de notre existence et ne pas envisager d’avancer sans lui.
Alors que nous soyons des scribes enthousiastes ou des disciples réticents, entendons la Parole que le Seigneur nous adresse !