Liberté, sacrée liberté !

Émile Nicole, professeur honoraire d’Ancien Testament à la Faculté Libre de Théologie Évangélique de Vaux sur Seine

S’il est un mot qui suscite les passions, c’est bien celui de liberté. On ne saurait énumérer tous les domaines où le mot, brandi au singulier ou au pluriel, sert de bannière aux espoirs, aux revendications fortes et aux protestations indignées. Et si on essayait de parler de liberté sur un autre ton…

Dans ses premières pages, la Bible semble ignorer cette effervescence bruyante et nous engage à considérer la liberté humaine dans son rapport avec Dieu. Placés dans le jardin aménagé pour eux, l’homme et la femme jouissent d’une liberté concrétisée par l’offre de manger du fruit de tous les arbres. Cette liberté est cependant marquée par une limite : tous les arbres… sauf un, celui de la connaissance du bien et du mal. 

Liberté limitée, voilà qui s’accorde mal avec les aspirations et prétentions humaines. Et pourtant il est évident que notreliberté est limitée. J’ai certes la liberté de me lancer du haut d’une falaise, mais comme je n’ai pas reçu la capacité de voler, l’exercice de cette liberté hors limites connaîtra fatalement sa limite lorsque je m’écraserai cent mètres plus bas. J’ai la liberté de me donner la mort, mais l’usage de cette liberté ultime me privera sans retour de tout usage ultérieur. On peut toujours tenter et même réussir en partie à repousser les limites du possible : sauter avec une combinaison de vol et un parachute est un peu moins déraisonnable, mais nous savons bien que les limites, reculées ou non, seront toujours là.

La limite posée par le règlement du jardin qui autorise et défend est cependant de nature différente : elle ne relève pas dupossible ou de l’impossible. L’homme peut très bien manger le fruit défendu, aucune barrière, aucuns barbelés n’en interdisent l’accès. Il n’est pas non plus perdu aux confins inexplorés du jardin. Il est en plein milieu, bien visible, à portée de main. C’est une limitation librement consentie que Dieu escompte, une relation de confiance où l’être humain n’est pas seulement limité par la force des choses, mais choisit de vivre avec confiance dans la dépendance de Dieu. Dans cette relation, la limite, au lieu d’être un mur infranchissable, appartient à l’exercice même de la liberté : liberté de manger du fruit de tous les arbres, liberté de s’abstenir du fruit défendu, défendu mais pas inaccessible.

Cependant ce libre choix de la confiance ne doit pas être pris pour un pouvoir absolu qui permettrait à l’homme de s’affranchir de toute limite, de n’avoir d’autre limite que son bon vouloir. Les deux branches de l’alternative ne sont pas égales. Dieu l’avait bien annoncé : « le jour où tu en mangeras tu mourras » (Genèse 2.17). L’homme peut faire le mauvais choix – ce qu’il a fait –, mais il ne peut se soustraire aux conséquences du mauvais choix. Des conséquences qui le ramènent aux limites contraintes de la souffrance et de la mort. La liberté contre Dieu ne peut être que malheureuse et finalement suicidaire.

Triste constat qui s’accorde trop bien avec les malheurs du monde. Mais ce n’est que le début de la grande histoire que raconte la Bible. Elle s’attache ensuite au sort d’un peuple, un peuple réduit à l’esclavage et que Dieu va libérer. Libéré pour le servir. Le livre de l’Exode joue subtilement sur deux sens bien connus et bien distingués du verbe servir : d’un côté être asservi, de l’autre, rendre un culte à Dieu, suivre sa voie. Cela ressort de l’ordre de libération transmis par Moïse au Pharaon qui retenait les Hébreux captifs : « laisse partir mon peuple pour qu’il me serve » (Exode 8.1). En utilisant le même verbe pour désigner deux situations aussi opposées le récit biblique accentue le contraste entre elles et rappelle en même temps qu’il n’est pas pour les humains de liberté hors sol. Ce n’est qu’une illusion perfide et mortifère. La suite du récit biblique en offre la confirmation en retraçant l’histoire mouvementée, parfois heureuse et souvent malheureuse du peuple élu. Lorsqu’il s’imagine s’affranchir de l’obéissance au Dieu qui l’a libéré, il tombe invariablement sous la dépendance de ses propres démons : injustice, violence, désordre, et sous le coup des sanctions divines.

C’est dans la dernière partie de la Bible, le Nouveau Testament, que nous est révélé l’événement majeur de l’intrigue. Il intervient sur le mode du paradoxe puisque la grande libération que proclament avec audace les apôtres tient à la mort d’un innocent, cloué, les bras en croix. Comment puis-je être libéré par un homme rivé à une croix ? Son supplice librement consenti me révèle mon propre esclavage, il représente ce que je suis et ce que je mérite, l’aboutissement de mes illusions de liberté sans Dieu ou contre Dieu. Mais, plus radicalement, il expie les torts que causent à Dieu, à mon prochain, à moi-même, ces fatales illusions. Si je m’en remets au Christ, je n’ai plus à porter le poids de mes fautes. Il m’ouvre ainsi à la vraie liberté dans la confiance en Dieu et l’amour de mon prochain. Cette voie de liberté n’est pas une autoroute, Jésus n’a pas manqué d’en avertir ses disciples. Mais, ressuscité et toujours vivant, il leur a promis de les soutenir, d’être avec eux jusqu’au bout, jusqu’à la fin du monde.

« Si le Fils vous libère, disait Jésus à ses auditeurs, vous serez vraiment libres » (Jean 8.36). Dans notre monde où, au nom de la liberté, se mêlent et s’entrechoquent les nobles causes, les prétentions folles et les revendications égoïstes, le message de la Bible nous offre une analyse lucide de notre condition humaine, et, par le Christ, une issue à l’impasse dans laquelle nous enferme notre révolte ou notre indifférence à Dieu. Libération intérieure essentielle dont nous sommes les bénéficiaires et les témoins, et qui nous rend disponibles pour contribuer au bien de nos semblables.

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