par Jacques Nussbaumer, Professeur de Théologie Systématique, et Vice-doyen de la Faculté Libre de Théologie Évangélique de Vaux-sur-Seine.
Propos recueillis par Yohann Tourne
Quelle est la différence entre quelqu’un aux croyances bizarres et un hérétique ?
Le terme « hérétique » est très lourd, alors abordons-le d’abord positivement. En effet, le terme « hérésie » nous oblige à réfléchir, clarifier et affiner ce que l’on croit. Par exemple, le concile de Chalcédoine a mis en lumière des éléments de vérité sur la personne de Jésus, clarifiant le rapport entre ses natures humaine et divine. C’est essentiel pour comprendre le salut : si Jésus n’est pas vraiment Dieu, mais qu’il l’est devenu seulement à sa résurrection, son rôle de médiation et la manière dont il peut vraiment nous sauver est entièrement remise en question. Mais réciproquement, s’il n’est pas vraiment homme, son caractère de représentant de l’Homme devant Dieu pose tout autant question. La notion d’hérésie conduit donc à se positionner sur des questions fondamentales de la foi, le Dieu qui se révèle, le salut…
Techniquement on distingue en général l’hérésie ‘matérielle’ et l’hérésie ‘formelle’. L’hérésie matérielle désigne une erreur théologique qui nécessite une correction par l’enseignement et qui est souvent le résultat d’une mauvaise formulation, d’une ignorance, d’une confusion doctrinale. Cette forme d’hérésie est assez courante, généralement peu grave parce que rapidement rectifiable. En revanche, l’hérésie formelle est une erreur théologique délibérée, caractérisée par un refus persistant de se conformer à l’enseignement de l’Écriture confessé par l’Église. Pour les évangéliques, cette distinction soulève évidemment la question de l’autorité dans la détermination de ce qui est hérétique. Ce n’est pas à moi, individuellement, de décider qui est hérétique ! Il est nécessaire de reconnaître le rôle régulateur de l’Église dans la définition et la préservation de la vérité théologique tirée de l’Écriture, bien que cela ne doive pas nécessairement impliquer une autorité dogmatique similaire à celle du magistère pour l’Église catholique.
Qui doit arbitrer alors ?
Pour moi, dans l’Église, il faut distinguer ici le rôle (complémentaire) des théologiens et les pasteurs. Ceux qui ont en charge le troupeau, ce sont les pasteurs (et/ou ‘anciens’) reconnus par l’Église. C’est donc d’abord aux Églises et unions d’Églises, qui seraient un peu l’équivalent d’un concile, d’arbitrer sur le caractère hérétique d’une affirmation. Elles l’anticipent d’ailleurs, en général, en ayant une confession de foi ! Le ministère d’une faculté de théologie c’est d’enseigner, de penser la foi, de la creuser dans des endroits parfois un peu vertigineux, et ensuite d’informer et conseiller les Églises, mais ce seront ensuite aux Églises de se décider. Ce n’est pas l’expertise, le consensus scientifique qui doit prédominer mais le discernement de la foi, à la lumière des apports des théologiens. Il y a une dimension intellectuelle, théologique mais aussi pastorale, une dimension de sagesse dans l’équilibre de la foi chrétienne. Théologiens et pasteurs doivent travailler ensemble en ce sens.
Où est le cadre ? Quels sont les fondamentaux de la foi chrétienne et à partir de quand ça dérape officiellement ?
Aujourd’hui, les fondamentaux pour être chrétien (pas seulement évangélique !) se réduisent vraiment à trois domaines : le Dieu souverain créateur, le Dieu trinitaire et la Christologie (Christ parfaitement Dieu, parfaitement homme, une même personne divine reconnue en deux natures, sa mort et sa résurrection, sa session à la droite de Dieu le Père, son retour pour juger les vivants et les morts). Voilà ce qui est déterminant aujourd’hui pour définir les contours d’un cadre chrétien. À la lumière des controverses de la Réforme et de la modernité, on devrait y ajouter l’autorité de l’Écriture et la justification par la foi.
Et tu mets aussi la substitution pénale dans le pack ?
Pas tout à fait, et il est important de savoir faire preuve de nuance. La refuser est sûrement une erreur dommageable, mais il faut être prudent sur la notion d’hérésie. Certains chrétiens, notamment évangéliques, considèrent la substitution pénale un peu comme « la » doctrine chrétienne du salut. Je préfère l’expression de Joshua McNall, qui l’appelle « le cœur battant de la rédemption ». La substitution pénale est un élément de la doctrine du salut, qui doit utiliser avec souplesse plusieurs langages (rachat, réconciliation, sacrifice, victoire…). Il faut noter que cette notion de substitution à caractère pénal, bien que présente dans les Écritures, n’a été pleinement développée et thématisée qu’avec la Réforme (on la retrouve même, d’ailleurs, chez certains théologiens catholiques). Si elle a été majoritaire dans le mouvement évangélique, où elle a pris une grande importance, elle n’a pas toujours été unanimement acceptée, ou elle a été formulée et pensée un peu autrement, ou encore associée à d’autres dimensions de l’œuvre de la croix… Si je regarde l’Écriture, ceux qui ont eu à se positionner n’ont pas eu à le faire face à la substitution pénale mais, en amont, face à la personne de Christ. Sa personne et son œuvre, et l’Écriture qui en rend compte, c’est vraiment ce qui est déterminant pour le reste. Je pense qu’il faut différencier ici le dogme comme « vérité fondamentale de la foi chrétienne » (p.ex « Jésus-Christ est mort pour nos péchés »), et ensuite la doctrine qui est une explicitation et une explication scripturairement élaborée de ce dogme (« comment » Christ nous sauve par la croix). Ce qui nous tient à Christ c’est plus le dogme que la doctrine. Même si la doctrine est importante pour la foi et la vie de foi, je ne la mettrais pas au même niveau. Confesser que « Jésus-Christ est mort pour nos péchés », c’est recevoir le salut de la personne de Christ : c’est Christ qui nous sauve. Dire que son explicitation par la substitution pénale devient nécessaire au salut pourrait laisser penser qu’on est sauvé par la connaissance de la bonne formulation de la doctrine et on tomberait dans une forme de gnosticisme : il faudrait avoir la bonne formule pour avoir le vrai salut. Heureusement, ce n’est pas le cas ! Bien sûr, un chrétien doit progresser vers une meilleure compréhension du salut, la plus juste au vu de l’Écriture (et je crois que la substitution pénale en fait partie !), mais ce qui est au cœur et à la racine de la foi c’est la personne de Christ qui nous sauve. C’est lui le Seigneur, envoyé du Père par la puissance de l’Esprit pour nous sauver (la Trinité se découvre avec la Personne de Christ !). C’est le Dieu Créateur qui a toujours eu le projet de faire des hommes et femmes, des fils et des filles, pour régner sur la terre en communion avec lui par l’Esprit. C’est le plan qu’il n’a jamais abandonné, pour lequel il a envoyé son Fils. Et Celui qui est couronné d’honneur aujourd’hui c’est un homme, c’est Jésus-Christ. C’est la cohérence de la foi chrétienne qui est là.
D’après toi, qu’est-ce qui pousse quelqu’un à s’éloigner de la foi orthodoxe ?
Saint Augustin mettait l’orgueil en premier et Saint Thomas d’Aquin la présomption de l’homme : à partir du moment où je peux affirmer une chose contre tout le monde, contre l’Église que Dieu a instituée, il y a un problème. C’est pourquoi Luther a pris tant de peine à montrer qu’il n’apportait pas de nouveauté par rapport à l’Écriture et la Tradition ! L’idée que je vais découvrir une nouveauté, « c’est jamais bon !», comme on dit ! Expliciter la foi de façon renouvelée dans un nouveau contexte, pourquoi pas ? Ajuster nos formulations est parfois nécessaire. Mais les changements sur le dogme lui-même, c’est très très risqué : après 2000 ans de théologie il est posé maintenant ! La seconde chose, c’est le « dada » : quand un petit point particulier devient central, une obsession et la grille d’interprétation de tout le reste, il y a un risque de dérive. Pour nous évangéliques, le Sola Scriptura pris au sens très individualiste pourrait être source d’orgueil et d’hérésie : « moi et ma Bible ». Il faut se rappeler qu’on a 2000 ans de travail de la part de pasteurs et théologiens sur la Bible et il faut donc être bien sûr de savoir si on l’a bien comprise ! Une bonne compréhension du Sola Scriptura inclut la tradition, même si celle-ci n’a pas le dernier mot. La Bible est l’autorité première et ultime en matière de vie et de foi mais ce n’est pas la seule autorité. Enfin, et à l’autre extrémité, il y a le relativisme (post-)moderne qui brouille les frontières et qui tend à penser que tout se vaut. C’est une réaction à la violence passée où l’on a utilisé l’hérésie en faveur de rapports de force d’un autre ordre (politique, institutionnel etc) mais où l’on aboutit à présent à dire que l’hérésie unique et définitive serait, aujourd’hui, de discerner ou de dénoncer des hérésies ! On peut le comprendre, d’une certaine manière, car à certaines époques, on a traité d’hérétiques des personnes qui utilisaient simplement un autre vocabulaire pour décrire la même réalité. Qu’est-ce qui, dans nos formulations, relève de la culture, de la vision du monde. et qu’est-ce qui relève vraiment des fondements de la foi ? C’est parfois complexe ! Mais cela ne rend pas recevable pour autant toute affirmation théologique.
L’orthodoxie est-elle simplement l’imposition de l’avis des vainqueurs d’un concile ?
Dans l’histoire de l’Église, tout n’est pas propre, pur et sans péché, et il y a bien entendu eu des personnes qui en ont fait taire d’autres par des moyens répréhensibles. Cependant, ce qui a été adopté par les conciles, l’a été par des théologiens équipés pour discerner la foi chrétienne. La foi s’est imposée en travaillant. Le concile de Chalcédoine, par exemple, a abouti à une ligne de crête entre les monophysites (ceux qui voyaient d’une certaine manière un « mélange » de Dieu et l’homme en Jésus) et les nestoriens (ceux qui pensaient qu’il fallait séparer les deux, au point d’avoir quasiment deux personnes) pour dire le mystère de Christ en évitant d’aller trop loin d’un côté ou de l’autre. On ne peut pas réduire cela à une idée de vainqueurs et de vaincus. Les conciles posent des bordures, ouvrant un espace à l’intérieur duquel on peut vivre et exprimer la foi dans sa diversité. C’est après la Réforme, avec la période de confessionnalisation, que l’on a parfois tellement voulu préciser les doctrines que les protestants se sont divisés à l’infini. Une certaine « scientificité » de la théologie, avec des affirmations trop précises ou pointues, peut devenir un carcan étouffant pour la foi, et ne fait pas droit à la souplesse de l’Écriture. On cherche au contraire à mieux comprendre la foi pour mieux la vivre ! Les grandes définitions données par les conciles, et les grandes vérités rappelées à la Réforme, donnent l’espace pour vivre la foi sans la mettre en danger.
Et donc c’est bien de les connaître…
Je fais maintenant apprendre à mes première année le symbole des Apôtres, celui de Nicée-Constantinople et celui de Chalcédoine ! Mais je suis aussi en faveur de la ré-introduction du Symbole des Apôtres dans le culte, ainsi que d’une revalorisation du catéchisme (qui n’est pas ‘l’école du dimanche’), ou encore d’un effort pédagogique pour mieux comprendre nos confessions de foi. Cela permettrait de revenir sur les éléments fondamentaux dont j’ai déjà parlé, et leurs conséquences. On pourrait aussi profiter un peu plus des préparations au baptême pour approfondir cette construction théologique de base : à quoi s’engage-t-on quand on « prête allégeance » au Seigneur Jésus ? Cela permet de poser des jalons très importants pour la suite, pour « ne pas être baladés à tout vent de doctrines ».
Que faire avec une personne dont la foi dérape ?
L’hérésie formelle est une obstination de l’hérésie matérielle. L’Église a le devoir d’avertir, de reprendre, d’enseigner avec bienveillance, mais si l’erreur va trop loin (quand la personne ne veut pas écouter mais au contraire enseigner sa doctrine déviante), il faut avoir le courage de l’exclure ou plutôt de constater que la personne s’est exclue elle-même par rapport à la confession de foi. Mais je rappelle qu’il faut vraiment distinguer l’hérésie (communion impossible) du désaccord doctrinal qui connaît des degrés divers (communion possible, avec parfois des limites), et cela demande du travail et du temps. Il faut aussi distinguer l’hérétique (qui d’une certaine manière «croit toujours» en Jésus, et le revendique) de l’apostat (qui renie et rejette Jésus). L’hérésie est une mutation de la foi chrétienne qui fait qu’elle n’est plus ce qu’elle est vraiment, on en change la teneur et la nature. C’est une corruption. Rappelons aussi que l’hérésie n’a lieu que dans l’Église. Les musulmans ou les bouddhistes ne sont pas des hérétiques : ils ne sont pas chrétiens ! Les hérétiques se prétendent encore chrétiens tout en affirmant des choses qui mettent en danger l’unité chrétienne et des éléments fondamentaux de la foi.
Quelles sont les dérives actuelles ?
Massivement, il y a beaucoup de recyclage, très peu de nouveautés théologiques : nouvelles formes d’adoptianisme, de modalisme, de docétisme, etc. Dès le cinquième siècle, on avait déjà fait le tour des principales âneries ! Je pense que leur retour est assez cyclique. Mais aujourd’hui il y a le double risque d’un retour d’une étroitesse d’esprit hyper-rigide et d’une tolérance relativiste inconsistante et les deux sont porteurs d’excès. Nous sommes dans une période de fragmentation et d’extrémisme, et il est difficile de se poser car quand on se positionne, même dans des formulations classiques, on a l’impression de donner caution à certains plus qu’à d’autres, alors que les deux sont excessifs. Il y a des fondamentalismes qui sont aussi dangereux que le libéralisme, parce qu’ils détournent de l’Évangile. Le durcissement n’est pas forcément moins problématique que le ramollissement.
Pourquoi les hérésies reviennent-elles toujours ?
Probablement parce que ce sont des moyens de contourner des difficultés liées à une époque compliquée et à la complexité de la théologie. Il y a aussi peut-être une insuffisance du catéchisme qui fait que les chrétiens sont plus crédules, et s’abreuvent à des sources numériques parfois douteuses. Notamment en matière de christologie et de trinité. Et quand on réfléchit bien, l’Évangile est encore trop rarement présenté de manière vraiment trinitaire. Si nos cultes (prédications, chants, prières) étaient davantage trinitaires, cela apprendrait aux chrétiens la grammaire de la foi, et ils seraient moins tentés de séparer l’action du Dieu Père Fils et Saint-Esprit. Le Seigneur Jésus est envoyé par le Père avec la puissance de l’Esprit pour transformer un monde marqué par le péché. Une foi bien fondée permet de tenir ferme et limite certains risques.
Pour comprendre les différentes hérésies citées dans l’article, rendez-vous ici